1. Le paradoxe contemporain des mâchoires
Malgré les progrès considérables de la dentisterie moderne, les malocclusions (mauvaises positions des dents ou des mâchoires) n’ont jamais été aussi fréquentes :
• Jusqu’à 56 % des enfants présentent une malocclusion [1, 2].
• Près d’1 enfant sur 5 nécessite un traitement orthodontique majeur.
• Ce n’est pas uniquement génétique.
C’est souvent le reflet silencieux de ce que notre mode de vie — et notre alimentation moderne molle et transformée — impose à la croissance oro-faciale.
2. Croissance oro-faciale : un processus hautement fonctionnel
La croissance des mâchoires n’est pas passive.
Elle repose sur un dialogue mécanique et biologique :
• La mastication stimule les muscles,
• Ces muscles transmettent des contraintes mécaniques à l’os,
• L’os réagit : il se renforce, s’élargit, se développe.
Ce processus est appelé mécanotransduction, via notamment l’activation de cellules appelées ostéocytes [21]. Ces derniers détectent les déformations osseuses liées à la mastication et modulent la croissance osseuse via l’IGF-1 et la sclérostine.

Plus on mâche, mieux la mâchoire se développe.

Moins on mâche, plus la mâchoire reste étroite, et les dents se chevauchent.
3. Ce que dit l’évolution : de la chasse au yaourt à boire

Paléolithique (Homo sapiens, Néandertaliens)
• Aliments crus, fibreux, racines, viande, coquillages [22].
• Mâchoires robustes, arcades larges, quasi-absence de malocclusions.

Néolithique (début de l’agriculture)
• Pains plats, céréales cuites, légumineuses [56].
• Diminution des forces masticatoires, début des dysharmonies dento-maxillaires (Pinhasi et al., 2015) [2].

Révolution industrielle
• Pain blanc raffiné, aliments ultra-transformés.
• Mâchoires étroites, malocclusions fréquentes.
• Études sur la macrowear (usure dentaire) montrent une réduction des mouvements de mastication [8].

Aujourd’hui
• Biberons prolongés, purées tardives, peu d’aliments à croquer.
• Croissance oro-faciale perturbée dès la petite enfance.
4. Études scientifiques : preuves expérimentales solides
Mori et al. (2019) – Souris, régime dur vs normal :
• Croissance mandibulaire renforcée, IGF-1 ↑, sclérostine ↓ [21].
Lieberman et al. (2004) – Damans (mammifères rétrognathes), aliments crus vs cuits :
• Moins de croissance mandibulaire avec aliments cuits [9].
Kiliaridis et al. (1996) – Rats nourris avec aliments mous :
• Réduction de la densité osseuse et de la hauteur mandibulaire [16].
Von Cramon-Taubadel (2011) – Humains chasseurs-cueilleurs vs agriculteurs :
• Mandibules plus longues et harmonieuses chez les premiers [6].
5. Facteurs aggravants chez l’enfant moderne

Absence de mastication ferme

Prolongation des purées, yaourts à boire, compotes lisses

Succion non nutritive (tétine, pouce) au-delà de 3 ans

Respiration buccale chronique (obstruction nasale non traitée)

Déglutition infantile persistante, posture linguale basse

Carence d’introduction d’aliments à textures variées avant 2 ans
Tous ces facteurs réduisent les stimulations neuromusculaires, entraînant un défaut de croissance transversal et sagittal de la mâchoire.
6. Références cliniques : Guide de Croissance GDC & Organics-Ortho
Le Guide de Croissance Orofaciale (GDC), utilisé au sein du réseau Organics-Ortho, propose une approche évolutive fondée sur :
• L’évaluation fonctionnelle dès 3 ans,
• La mastication comme levier thérapeutique (repas croquants, chewing musculo-fonctionnel),
• Le dépistage précoce des schémas respiratoires et de la posture linguale,
• Une orthèse croissante (si nécessaire) guidée par les fonctions et non seulement l’esthétique.
Organics-Ortho, réseau européen, promeut une orthodontie éthique, développementale et préventive, intégrant :
• Biologie du développement,
• Approche pluridisciplinaire (OMT, ORL, posturologie),
• Philosophie “Grow First, Align Later”.
7. Recommandations concrètes – prévention active dès le plus jeune âge
Âge Objectif Recommandation clé
0–6 mois Allaitement, stimulation oro-faciale Allaitement maternel à la demande
6–24 mois Mastication précoce, textures variées Introduire des aliments à croquer (carottes, pain)
2–6 ans Fonction masticatoire, posture linguale 1 repas par jour avec vraie mastication
6–12 ans Équilibre oro-facial, dépistage orthodontique Évaluation par praticien formé GDC

Supprimer progressivement la tétine avant 3 ans

Limiter les aliments ultra-transformés à faible mastication

Encourager la respiration nasale (vérifier l’état ORL)

Stimuler la mastication bilatérale alternée quotidiennement
8. En conclusion : nos mâchoires sont le miroir de notre environnement
“La malocclusion est souvent une adaptation morphologique à une perte de fonction.”
Nous avons hérité d’une biologie conçue pour mastiquer.
Mais nos modes de vie actuels, trop mous, trop sucrés, trop rapides, perturbent cette logique.

Il ne s’agit pas de “revenir à l’âge de pierre”,

Mais de réintroduire le droit de mastiquer dans l’éducation alimentaire et le développement de l’enfant.